Préface a
L'europe et les femmes


 
 
"La femme est l'avenir de l'homme." Ce vers d'Aragon, si célèbre qu'on le fredonne, constitue peut?être la meilleure introduction à l'ouvrage d'Agnès Hubert. Et si notre Europe ne pouvait parvenir à ses fins parce qu'encore trop masculine, trop façonnée dans ses concepts et dans son organisation par une main d'homme? Telle est bien l'intuition à laquelle il nous est proposé d'adhérer au fil de cette lecture alerte de l'histoire européenne contemporaine. Il y aurait, plus encore qu'une proximité, une véritable dépendance mutuelle entre deux mouvements qui cherchent aujourd'hui, sur notre continent, à s'accomplir : l'émancipation féminine qui, au-delà de la seule égalité des chances, appelle une vraie reconnaissance de la place spécifique des femmes dans nos sociétés, et l'aboutissement de la construction européenne en une véritable union politique au sein de laquelle les peuples partageraient leur destins.
 
Au fil de ce récit, l'intuition d'Agnès Hubert acquiert, à pas léger, la forme d'une démonstration. En taisant la part féminine de l'être, l'action européenne s'interdit d'ouvrir certaines pistes réellement novatrices. Car les femmes expriment aujourd'hui des idées qui font mouche. Leurs requêtes, amplifiées désormais par l'expression vivace de la société civile, mettent le doigt sur les points d'usure de nos mécanismes économiques : ils ne peuvent plus continuer de privilégier la production de richesses supplémentaires lorsqu'elle va à l'encontre d'un développement humain et durable, c'est-à-dire de tout ce qui concerne la reproduction de la vie et de la société elle?même ; ils ne peuvent plus continuer d'ignorer la diversité des besoins essentiels en feignant de croire que le marché subordonne l'offre à la demande ; ils reposent encore trop largement sur le principe d'un savoir autoritaire, à l'heure où la complexité des situations exige le partage des expériences et des connaissances.
 
L'attachement à la vie, l'attention aux situations réelles, l'écoute, doivent-elles être rangées du côté des vertus féminines? L'objet de cette réflexion n'est pas de distribuer des bons points, mais d'appeler l'attention sur des vertus négligées ou sous?estimées. Elle livre, ce faisant, un portrait du féminisme plus proche de la féminité que du militantisme habituellement prêté aux tenant(e)s de la cause de l'égalité des chances dont Agnès Hubert ? qui en fut longtemps l'une des animatrices à l'échelle européenne avant de rejoindre la Cellule de Prospective- fait incontestablement partie. Ce portrait n'est aucunement l'aveu d'une faiblesse. Il signale à notre attention que la question de l'égalité des sexes doit être éclaircie par la reconnaissance indispensable de leur différence. L'approfondissement de la place des femmes dans les sociétés européennes ne résultera pas seulement de l'augmentation relative des sièges qui leur sont attribués ; c'est tout l'ordonnancement de la vie sociale elle-même qui est en cause si l'on doit faire place à ce qu'elles expriment.
 
Changer l'ordonnancement de la société. Retrouver des chemins d'inclusion sociale et ne pas seulement lutter contre les effets de l'exclusion. Élargir les reconnaissances accordées au travail et donner du prix, c'est-à-dire payer ce qui crée des liens et suscite l'estime de soi et des autres. Ne pas seulement condamner le racisme ou la xénophobie, mais valoriser et rendre possible une pluriculturalité de traditions et de langages. Révéler à cette occasion les méfaits d'un racisme ordinaire, le sexisme. Le lien avec la résolution des problèmes institutionnels de l'Europe d'après Amsterdam n'est pas direct. Et pourtant, comment franchir un jour le pas institutionnel d'une Europe construite sur le modèle fédéral sans avoir préalablement réuni les opinions et les volontés autour d'un idéal et d'une vision, en un mot autour d'une ambition commune pour les citoyens européens? Sans ambition pour les citoyens, il n'y aura pas d'Europe des citoyen(ne)s.
 
 
-Jérôme VIGNON Ancien directeur de la Cellule de Prospective (de la Commission européenne).-