Nicole Tutiaux-Guillon
professeure des universités
sciences de l'éducation - didactique de l'histoire-géographie
IUFM du Nord Pas de Calais - laboratoire THEODILE EA 1764

 

 

L'intervention que je vais brièvement présenter s'appuie sur les résultats d'une recherche en didactique de l'histoire et de la géographie conduite à l'INRP, dans l'unité de didactique des sciences sociales / sciences humaines, de septembre 1996 à 1999. Cette recherche, que j'ai dirigée, a impliqué une quinzaine d'enseignants associés.

 

La prise en compte de la dimension européenne dans l'enseignement de l'histoire et de la géographie est recommandée depuis plusieurs années et pratiquée par un nombre croissant d'enseignants. "Enseigner l'Europe" est devenu un impératif ... et un objet de recherche et d'interrogations. La demande politique et institutionnelle se fait pressante, même si elle n'est pas nouvelle : en France l'Europe a rarement été absente des programmes du secondaire. Cette demande s'affiche dans les textes officiels qui régissent les programmes nationaux. Mais enjoindre d'"enseigner l'Europe" ne dit que peu de choses des contenus effectifs, qui sont loin d'être précisés, et de l'esprit d'un tel enseignement. Il est plusieurs Europes possibles, et plusieurs façon de lui faire place, dont certaines sont anciennes[1] . Entre dénomination conventionnelle, consacrée par l'histoire et dont l'usage a fixé l'extension empirique et objet à construire, à des fins précises, l'Europe peut apparaître sous des formes très différentes : en conservant une approche nationale des problèmes, mais en élargissant l'espace étudié, en développant un point de vue "européen" tentant une synthèse de différentes approches nationales, en construisant un "espace européen" différent selon les problématiques et les objets d'enseignements etc.

 

Les enjeux d'un enseignement de/sur l'Europe sont très évidemment des enjeux civiques et éthiques, souvent explicitement affirmés dans les textes officiels. Dans un contexte récent marqué par une accélération du processus d'intégration de l'Union européenne, et par son élargissement constant et rapide, par des incertitudes quant à ce qui fonde l'identité européenne, par la recherche d'un nouvel ordre géopolitique et par la résurgence des particularismes, donner aux adolescents (futurs adultes) les moyens de comprendre l'Europe et d'y agir semble une priorité. Ces objectifs rencontrent directement les finalités constamment rappelées de nos disciplines : former les citoyens, les acteurs sociaux de demain, les aider à comprendre le sens et le fonctionnement des sociétés, à adhérer à des valeurs fondatrices, tout en développement l'ouverture aux autres ...

 

Cette recherche entendait interroger la capacité des pratiques scolaires à atteindre les finalités assignées à l'enseignement de/sur l'Europe. Plus largement, il s'agissait d'étudier la relation entre l'enseignement de nos disciplines et ses finalités civiques, éthiques et politiques. Cette question impliquait une évaluation de la place que tiennent les savoirs scolaires dans les images et les connaissances sur l'Europe, par rapport aux médias, aux connaissances issues de l'expérience et en particulier des voyages (ex. échanges scolaires), aux représentations sociales dominantes. Au-delà, nous avons mis relation les constats opérés et les formes de l'enseignement de l'objet Europe, particulièrement en géographie. Les enjeux sous-jacents sont ceux de l'efficience de l'enseignement pour atteindre les finalités qui lui sont attribuées, quant à la connaissance du monde et quant au développement du civisme et du lien social.

 

Nous nous sommes appuyés essentiellement sur

- un questionnaire sur les liens entre vécu des adolescents et attitudes face à l'Europe, et un questionnaire comparatif (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni) sur les liens entre modèles de citoyenneté et attitudes face à l'Europe (soumis à des analyses quantitatives, et à traitement statistique : analyse factorielle, classification hiérarchique descendante). Il n'y sera fait que peu référence ici de façon spécifique.

 

- des entretiens avec des adolescents (soumis à des analyses qualitatives et pour certains entretiens traitement par un logiciel d'analyse lexicale)

- des observations de leçons (analyse qualitative)

- des cahiers des d'élèves et des dossiers de préparation au CAPES interne (certificat d'aptitude à l'enseignement secondaire, « interne » car réservé aux enseignants déjà en exercice) (analyses qualitatives).

 

Je ne présenterai évidemment ici que les résultats principaux, et à grands traits. Pour introduire les attitudes et les références des adolescents je prendrai deux exemples seulement, celui de leur positionnement face à l'avenir de l'Europe, et celui de l'image qu'ils ont de cet ensemble.

 

Parmi les facteurs qui influencent l'attention portée à l'avenir de l'Europe par les adolescents, l'âge joue un rôle évident. Surtout, un clivage net apparaît entre ceux qui ont un vécu familial ou scolaire des échanges européens et ceux qui n'en ont pas bénéficié. Pour ces derniers, l'avenir de l'Europe est majoritairement teinté d'inquiétude. Pour les autres l'avenir semble beaucoup plus serein. Les collégiens (13-15 ans) interrogés ne se positionnent pas, en général comme acteurs futurs ou présents de l'Europe. Celle-ci ne suscite pas d'engagement, à la différence de thèmes comme les droits des immigrés, le chômage ou l'écologie pour lesquels ils se mobiliseraient volontiers. Pour certains, l'Europe représente un avenir inéluctable, sans qu'ils lui donnent des contours nets, précis. Pour les lycéens (16-18 ans), le rapport à l'avenir de l'Europe est plus nourri, plus nuancé et plus diversifié. Trois groupes peuvent être distingués. Un premier n'a ni vision de l'avenir ni engagement : l'avenir de l'Europe ne fait pas sens. Il pourrait s'agir d'adolescents n'établissant aucun lien entre leur avenir personnel (dont ils parlent) et l'avenir de l'Europe. Un second groupe, nettement majoritaire, a amorcé une réflexion sur l'Europe, mais sans se situer comme acteurs futurs ou présents dans le projet européen. Pour eux, l'Europe aura un impact certain sur leur vie personnelle, mais c'est une réalité sur laquelle ils n'ont pas l'impression de pouvoir agir personnellement, c'est l'affaire des hommes politiques ou des chefs d'entreprise. Un dernier ensemble, globalement minoritaire, se caractérise par une approche plus réfléchie et une conscience affirmée du rôle de chacun dans le processus de construction de l'Europe. Les jeunes qui le composent ont en commun de se situer dans un certain lien social, celui des générations, celui de la solidarité européenne ou universelle. Les thèmes auxquels les élèves pensent spontanément quand ils parlent de l'avenir européen sont au nombre de quatre : la mobilité des personnes, les problèmes linguistiques, les échanges et les relations économiques, les problèmes liés aux rapports entre citoyenneté et identités. Il n'y a guère là d'effet des cours d'histoire ou de géographie. Tout au plus peut-on constater que l'implication vis-à-vis de l'avenir est très souvent en rapport avec de bonnes performances scolaires (au collège) ou avec une volonté de réflexion personnelle, voire une distance critique, vis-à-vis des savoirs scolaires (au lycée). Le tourisme, la perspective d'un travail à l'étranger, la préoccupation du chômage, les échanges linguistiques sont convoqués plus que les connaissances scolaires.

 

Au cours des entretiens, les élèves ont cité un certain nombre de pays qui font, à leurs yeux, partie de l'espace européen. Au collège, l'Allemagne , puis l'Angleterre et l'Espagne, précédant de peu l'Italie sont les plus fréquemment évoqués. Au lycée, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Espagne constituent toujours le noyau, mais les marges, du Nord et de la Méditerranée surtout, apparaissent davantage : effet scolaire ? effet de l'actualité ? Malgré les nombreux Etats cités, la perception dominante de l'espace européen chez les lycéens coïncide avec l'Union européenne, et plus encore avec les grands Etats frontaliers de la France. Au collège comme au lycée, le nombre total de pays cités est très variable - sans qu'on puisse établir de relation avec le niveau scolaire. Si les jeunes reconnaissent que l'École occupe la première place comme source d'information sur l'Europe, les savoirs scolaires acquis ne permettent pas de tracer des limites entre l'Europe et les autres. Au vrai les cours de géographie (ou d'histoire) ne l'évoquent guère [2] .

 

Par contre, les savoirs scolaires se manifestent lorsque les jeunes pointent une différence d'un autre ordre : les pays pauvres d'une part, les pays qui ne respectent pas les droits de l'homme d'autre part. La perception de ce qui identifie l'Europe est floue. Le « nous européens » est exceptionnel. La construction européenne oui, l'identité européenne non, ou pas tout de suite, ou pas seule. Ceci peut s'expliquer par une méconnaissance, un défaut de vécu et d'enracinement. Plus profondément, l'identité collective « à la française » se fonde sur une transcendance des appartenances singulières (de famille, de voisinage, régionales, religieuses, de classe ...), être français est une qualité censée dépasser ces appartenances et s'imposer à elles, une qualité qui prime les autres dans la sphère publique. Or l'Europe ne semble guère lieu de transcendance. Son passé évoque surtout pour les jeunes des tensions, des guerres, et que son présent ne semble guère porteur d'unité culturelle, de cohérence, au-delà d'une culture juvénile mondialisée. Ce qui pourrait apparaître à des intellectuels comme significatif de l'unité de l'Europe : l'héritage de la féodalité et de la hiérarchie des ordres, la chrétienté, la propension à l'universalité, l'intervention de l'État dans le monde du travail, la séparation précoce de la sphère publique et privée, par exemple, est ignoré des adolescents. L'unité n'est guère pensée que dans le registre de la mêmeté, garante d'harmonie. Ceci incite des jeunes à plaider pour une réduction des différences conçues comme des obstacles à l'union. Ce qui prime ici est la référence à un modèle français de nation homogène : l'unification culturelle est pensée nécessaire à l'unité politique, à la cohérence. Ceci s'accompagne d'une difficulté à percevoir l'unité de l'Europe, au-delà de l'union économique. La connaissance de l'unité culturelle est exceptionnelle. La culture, lorsqu'elle est caractérisée, est celle des Droits de l'Homme : elle prend alors une dimension universelle.

 

Lorsque les adolescents ne perçoivent aucune réalité culturelle européenne, lorsqu'ils ne perçoivent aucun critère d'unité, l'Union européenne est la seule « Europe » pensable aisément parce que elle existe en dehors de toute compréhension de ce que peut être l'européanité. Les adolescents voient dans la diversité des cultures à l'intérieur de l'Europe une richesse, un atout, qu'il faut préserver. La multiplicité des langues, en particulier, leur paraît incontournable, même si au quotidien elle peut causer quelques difficultés. La diversité permet à chacun d'apporter quelque chose à l'autre. Le brassage des cultures est le plus souvent pensé fécond et agréable. L'Europe des adolescents est une Europe de la convivialité, du voyage, du pittoresque, du dépaysement, très différente de l'objet scolaire étudié. Les échanges évoqués restent largement ceux de l'expérience quotidienne, de la discussion : le brassage culturel présent ou passé en Europe n'est pas évoqué. Les élèves ignorent les voyages des artistes, des pèlerins, des marchands etc. Cherchant des connaissances précises pour exemplifier leurs propos, ils puisent dans le sens commun et dans leur vécu.

 

Entre collège et lycée, la perception de l'altérité devient plus argumentée, moins dotée d'évidence, mais seuls un peu plus de la moitié des jeunes interviewés désignent des « autres » par rapport à l'Europe : la différence entre l'Europe et le reste du monde n'est pas si nette. Au fil des entretiens apparaissent ceux que les élèves désignent comme étrangers, différents : les Etats-Unis d'abord, l'Asie ensuite, ou le Japon seul et plus marginalement l'Islam. Les concurrents économiques donc, mais aussi ceux dont le mode de vie, la mentalité, disent les jeunes, diffèrent. Ces données restent souvent imprécises, peu nourries de savoir. Si les jeunes perçoivent des différences entre l'espace européen et l'espace non européen, ils ont du mal à saisir les déséquilibres internes de l'Europe. Leur image de l'Union est fondée sur une certaine égalité de développement. Ils mobilisent ici une image étrangère aux savoirs scolaires, du moins au lycée - ces derniers présentent des espaces européens différenciés et hiérarchisés.

 

Les analyses des entretiens mettent ainsi en évidence une disjonction entre les savoirs scolaires et la compréhension du monde, fondée surtout sur l'expérience. Le rapport à l'autre, le sentiment d'appartenance, la conscience civique s'ancrent dans l'expérience et les préoccupations et les valeurs adolescentes. En effet, le vécu européen des élèves et des enseignants se développe. Les adolescents ont grandi dans une France intégrée à l'Union européenne. Les media, les facilités accrues des transports et le développement du tourisme (y compris scolaire) qui favorisent les déplacements en Europe, les télécommunications et en particulier le développement d'internet, rendent l'Europe accessible, ou du moins plus familière qu'il y a vingt ans. Avec les media, c'est une Europe élargie à l'Europe orientale et surtout aux Balkans qui pénètre dans les univers privés. L'Europe du sport, l'Europe de la chanson troublent encore l'image : les pays qui s'affrontent en compétition ne sont pas toujours ceux de l'Europe scolaire. Les conceptions que les adolescents peuvent avoir de l'Europe puisent à ces sources diverses, et non aux seules disciplines scolaires.

 

Parallèlement, les lycéens regrettent assez unanimement que la géographie ne leur présente pas les diverses façons de vivre en Europe. Ce regret peut s'interpréter soit comme le reflet d'une interrogation sur les autres en termes d'écart à son propre mode de vie, soit comme la mise en question de la géographie scolaire et l'aspiration à une géographie plus descriptive et plus humaine. Quant au passé, selon eux l'Europe n'en a pas, hormis les guerres du Xxe siècle. Du coup, la plupart n'ont pas vraiment en classe l'impression d'apprendre l'Europe. A l'inverse, voyager c'est voir concrètement, et pour beaucoup connaître mieux et plus exactement. Or les informations collectées lors des voyages portent sur le mode de vie (l'éducation, la vie familiale, la nourriture), la culture des jeunes (surtout la musique), les paysages, les monuments ... C'est cela pour les adolescents qui est révélateur des richesses liées à la différence, bien plus que ce que le cours peut évoquer des climats, des reliefs, de la population, de l'économie ou de l'histoire. Les savoirs scolaires sont ainsi soumis au doute, et jugés moins fiables, moins réels. Renforce cette impression la fréquence des voyages, moyens d'information incomparable à leurs yeux, car fondé dans l'expérience. Ceci peut être un effet d'âge : à l'adolescence, selon A. Muxel, « les modèles de références et d'identification qui peuvent être empruntés aux générations précédentes sont de plus en plus concurrencés par les logiques propres de l'expérimentation individuelle » (1996)

 

Ceci n'exclut en rien le partage de valeurs universelles, celles-là même que l'Ecole entend transmettre. La majorité des collégiens investit l'Europe de valeurs assez diverses, qu'on peut néanmoins ordonner autour de deux pôles. Le premier est celui des valeurs liées aux droits de l'Homme, le second est celui de l'harmonie, de l'absence de conflit, parfois de la solidarité. Ceci est sans doute conforté par la présentation du processus d'union, qui met en avant le souci de préserver la paix et de construire une solidarité. Mais en même temps on retrouve là la représentation sociale du fonctionnement d'une société idéale : une société dont les membres sont d'accord, égaux et solidaires1. Cette conception permet ni de repérer une identité européenne dans un passé essentiellement fait de guerres et de conflits, ni de penser les débats qui traversent l'Europe aujourd'hui. La valorisation de l'Europe est plus fréquente encore chez les lycéens : la solidarité et la tolérance constituent la dominante. Ceci s'appuie sur le refus de la xénophobie et des thèses racistes, parfois explicite. On peut faire l'hypothèse du recul de la représentation sociale d'une société harmonieuse et homogène, à laquelle se substitue une plus grande conscience de la diversité, du respect de l'autre : le fonctionnement social ne requiert plus l'homogénéité. Effet de l'enseignement ? Peut-être. Effet d'une expérience sociale plus riche, aboutissant à la découverte de l'autre, dans le contexte d'une société multiculturelle ? Effet de maturité, autorisant un certain affranchissement confortant la valeur de tolérance ? Il est frappant de constater l'absence de références aux cours sur l'Europe, ou aux connaissances scolaires – comme si les valorisations effectuées par les adolescents ne s'articulaient pas du tout aux apprentissages du collège et du lycée. C'est peut-être que notre enseignement, sont orientées vers une certaine forme de citoyenneté, fortement articulée à la nation, au vote, au développement des partis politiques et des syndicats. Or les propos des adolescents, et leurs réponses dans les questionnaires dessinent l'émergence d'une nouvelle figure de citoyenneté fondée sur le respect de l'autre, quelle que soit sa nationalité, non plus délégataire mais participative, enracinée dans l'action sociale et la participation au débat public. Explicitement les savoirs acquis à l'École sont rarement mobilisés lorsqu'il s'agit d'argumenter ces positions.

 

Un tel constat met en question les ambitions mêmes de nos disciplines. Un premier élément de réponse peut se trouver dans les contenus réellement enseignés, parfois en décalage certain avec ce qui permettrait de réfléchir sur la pertinence de l'idée d'identité européenne. On connaît le débat sur la pertinence et la faisabilité d'une histoire de l'Europe, sur la réalité d'un temps et d'un espace qui soient interprétables comme européens. Ces incertitudes et ces controverses se reflètent implicitement dans ce qui s'enseigne en collège et en lycée. Les cours d'histoire parlent bien d'Europe et de frontières, mais la France est l'objet central, l'Europe lui est subordonnée. D'une part l'étude de la France sert de référence à l'étude de l'Europe ; d'autre part, l'étude de l'Europe privilégient les caractères qui viennent enrichir la compréhension du cas français. Les moments de l'histoire européenne étudiés sont ceux qui croisent l'histoire française et semblent sélectionnés pour leur capacité à éclairer autrement, et à nourrir l'histoire de la nation française. Au vrai, essentiellement lors des guerres. A travers les traces écrites des cours, l'Europe ne semble guère avoir d'origine, d'enracinement dans le passé. Peut-il en être autrement, en l'absence de représentation sociale partagée des origines de l'Europe ? Cette Europe, souvent assimilée à l'Union européenne, voit sa "naissance" située au XXe siècle. Avant le traité de Rome, les dates proposées sont rarement placées dans une perspective "européenne" et les textes fondateurs semblent ne pas exister, non plus que les lieux de mémoire. Délibérément située dans la modernité l'Europe est dépourvue de mythologie politique. Les cours ne présentent aucun récit équivalent à celui que J. Le Goff raconte aux jeunes (1996). Au terme de ce rapide parcours, l'absence de référence à un passé européen dans les entretiens d'élèves s'explique aisément.

 

Habituellement, en géographie un objet se repère à un nom et un contour qui lui sont propres : ici l'Europe apparaît « brouillée ». La complexité et la pluralité sont une des caractéristiques fondatrices du continent, et en ce sens parler d'objet « brouillé » ne signifie pas dénier la valeur scientifique d'une présentation qui le soulignerait. Mais ce caractère « incertain » de l'Europe enseignée ne facilite pas l'établissement d'une relation de reconnaissance entre l'élève et l'Europe. Aux premières heures de l'année de 4ème, les professeurs en appellent aux certitudes, avec un continent bien cerné, notamment à l'Est, grâce à une barrière supposée naturelle, l'Oural. Mais la suite tend à apporter des démentis successifs à cette simplification : l'Europe culturelle, présentée rapidement à travers les cartes des religions et des langues n'est pas celle de l'Union, et ne coïncide guère avec l'Europe « physique ». Le mot Europe est invoqué sans jamais renvoyer au même espace, mais sans explicitation de ces variations, comme si l'intuition et l'évidence y suffisaient. Et là encore, la France apparaît souvent comme une synecdoque de l'Europe.

 

L'analyse de situations didactiques diverses met à jour les difficultés à articuler monde scolaire et monde de l'élève. Les cours récusent toute controverse et toute incertitude, écartant les sujets qui pourraient leur laisser place. Par exemple, du cours sur la construction européenne, les cahiers gardent trace d'un résumé chronologique des différentes étapes qui conduisent à l'Union actuelle. Chaque étape est généralement conçue comme une nouvelle pierre à un édifice en construction, sans bifurcations possibles, ni reculs, ni hésitations. La mise en récit, dans le cours magistral dialogué, agence en une intrigue cohérente et finalisée ce qui pourrait être évolution hétérogène, parfois chaotique, et liée à des enjeux sociaux extrêmement complexes et prégnants. Aucun écho du monde réel, de ses tensions, de ses contingences, ne s'y entend. Ainsi présentée en classe, l'histoire de l'Union est dépouillée d'interrogations : débats et conflits de pouvoir sont écartés de la scène scolaire. Les connaissances ainsi transmises sont aisément évaluables. Elles semblent aussi plus assurées.

 

De même, l'étude des institutions se limite le plus souvent à une présentation des différents organes de fonctionnement ou de décision de la Communauté, en précisant la localisation et le nombre de personnes qui la composent. Mais cet enseignement est souvent vide de toute réflexion politique, de toute référence à la démocratie. Rien ne contribue à donner une idée claire du pouvoir. Le temps consacré à l'étude analytique et statique des institutions occupe généralement l'essentiel de la séance, et les éventuelles questions sur le sens ou l'avenir de la construction européenne sont rejetées en fin de cours, à un moment où les élèves n'ont plus guère de disponibilité intellectuelle pour y réfléchir sérieusement – ou sont purement et simplement escamotées. Réifiés et neutralisés, de tels contenus traduisent sans doute la recherche du consensus propre à l'enseignement de l'histoire, de la géographie, de l'éducation civique[3] .. Ils semblent de fait assez éloignés des finalités civiques, sauf à considérer que la connaissance des institutions et des mesures existantes suffit à éclairer le (futur) citoyen. De fait, l'histoire et la géographie font croyance qu'elles énoncent à fois la réalité du monde et les résultats des sciences homonymes : la vérité au double sens de « réalité » et de « fait établi par la science ». Dans une approche héritée des Lumières cette vérité est féconde ; elle éclaire le citoyen et l'individu responsable. On retrouve là le modèle républicain de l'Ecole. C'est d'ailleurs ce qui est attendu du professeur par les adolescents, dont l'exigence de vérité est forte. L'Ecole est le lieu de transmission de savoirs vrais sur le monde. Dans cette perspective, l'univers d'expérience des élèves n'est pas dans la classe source de savoir légitime, face aux savoirs « académiques » ou réputés tels parce que c'est l'enseignant qui les présente. Pour les élèves eux-mêmes il n'est pas pertinent dans la classe où la dignité du savoir appartient au professeur ; il le reste pour agir et penser au dehors ... La dissociation entre la discipline scolaire et l'expérience sociale est fondamentale. Dans ce modèle, l'enseignant ne s'appuie pas sur d'autres connaissances que celles que reconnaît valides et transmet la discipline scolaire : les vérités scolaires doivent être substituées aux connaissances fragiles et douteuses issues de l'expérience et/ou des médias. Ceci peut sembler d'autant plus important que les élèves sont âgés et donc proches de leur majorité.

 

Dans la discipline scolaire, l'Europe apparaît comme un « donné » et non comme un « problème ». Les savoirs scolaires sont d'abord ceux qui peuvent constituer une vulgate consensuelle : des résultats éprouvés et sans discussions, des faits réputés indubitables, des supports d'exercices disciplinaires ... Inversement, les questions problématiques, les sujets de débats, ne se scolarisent que difficilement. En témoigne le fonctionnement des cours. Toute problématisation de l'espace européen est écartée. La pluralité des points de vue sur l'Europe est effacée. L'histoire et la géographie scolaires sont censées forger du consensus. L'idéal s'accorde aux ambitions de la laïcité, qui rejette certaines valeurs hors du champ de l'Ecole, pour construire un vivre ensemble. Plus largement et plus récemment la société française de la fin du XXe siècle semble avoir exclu les valeurs de la sphère publique[4] . Les valeurs sont absentes ou implicites dans les cours, par conformité à l'esprit du temps, par souci déontologique autant que par aspiration à la scientificité. De même, l'enseignement du temps présent, dès lors que telle ou telle politique ne porte pas ouvertement atteinte aux valeurs démocratiques, est neutralisé, sans acteurs et sans enjeux. Forger du consensus conduit aussi à évacuer du présent, donc de la géographie, la question du pouvoir, dans ses termes de dominations, de conflits, de choix, de négociations. Ce « rejet du politique » pourrait contredire les finalités mêmes de l'enseignement de/sur l'Europe, puisque l'objet scolaire « Europe » se trouve, du fait même de sa scolarisation, dépourvu d'enjeux d'avenir. La géographie scolaire entend présenter des « résultats » , c'est-à-dire un savoir fermé, établi – et non des hypothèses sur l'avenir. Le passé même se conjugue sur le mode téléologique. En outre, les débats sur l'Europe n'ont pas été tranchés par la société : les clivages et les hésitations se manifestent dans la presse, et à chaque consultation politique. A la diversité des savoirs savants répond l'absence de consensus social sur ce qu'est et doit être l'Europe – et même l'Union européenne. Ne pas prendre parti dans ces controverses, c'est pour l'enseignement de l'histoire et de la géographie se replier sur l'Europe naturelle et administrative, apparemment neutres, et sur la description de ce qui existe : répartition de la population, productions, axes de circulation.

 

Les cours fonctionnent sur le modèle pédagogique vérité / autorité / adhésion (Tutiaux-Guillon 1998) : l'enseignant énonce une vérité, que garantit son autorité intellectuelle, et les élèves sont invités à y adhérer[5] justement parce que c'est la vérité. Le débat en classe d'histoire ou de géographie n'est donc pas fréquent. Au vrai il n'a guère de légitimité dès lors qu'il s'agit de construire ou garantir du consensus, ou de transmettre des résultats établis par les sciences. Lorsque de tels (courts) moment apparaissent, ils sont interrompus par l'introduction de vrais savoirs, que l'enseignant entend substituer à des interventions journalistiques et/ou peu sérieuses. Ceci légitime la place de l'enseignant, qui dispense des informations réputées objectives, tout en jouant sur la motivation des élèves. Le questionnement est en général sans difficulté, et demande surtout aux élèves de reproduire des connaissances qu'ils ont déjà, ou d'identifier des informations dans un/des supports informatifs. Le jeu des questions / réponses inscrit la discipline scolaire dans la transparence : la réalité semble s'offrir sans difficulté à la compréhension. L'opacité, la résistance d'un objet qui n'irait pas de soi, ne semblent pas avoir droit de cité dans nos disciplines. Ceci peut aisément s'expliquer par un souci de dispenser à tous le même savoir, d'enrôler tous les élèves, quels que soient leur niveau et leurs compétences, voire leur culture personnelle, dans le cours. L'enseignement tel qu'il est pratiqué s'adresse plus à un public global, la classe, qu'à des élèves pris comme individus[6] .

 

Les moments d'effervescence, où les élèves questionnent et s'étonnent ne sont pas toujours absents. Mais s'ils ont lieu, ils sont suivis d'un recadrage, d'une remise en ordre scolaire, qui les invalident (sauf à permettre à l'enseignant d'introduire la suite du cours) et/ou les minorent. Les situations observées sont en effet davantage centrées sur les savoirs à transmettre que sur la façon dont les élèves peuvent s'approprier ces savoirs et y prendre appui pour penser le monde. Les élèves sont les destinataires des énoncés et des savoirs, et les activités engagées visent surtout à obtenir attention et adhésion. Mais, à proprement parler, rares sont les moments où ils sont mis en demeure de structurer des connaissances à partir de ce qu'ils sauraient ou penseraient déjà.

 

Les finalités de l'enseignement de la géographie et de l'histoire sont claires : former des citoyens responsables, intégrés dans la société car partageant suffisamment les mêmes connaissances, la même culture. Selon un principe hérité des Lumières, et repris par les positivistes, un « citoyen éclairé » (le terme revient dans les textes officiels récents) est rendu lucide, capable et critique, grâce à la maîtrise de savoirs valides, qui lui permettent de fonder argumentation, action et décision sur la Raison et sur la Science. Acquérir des connaissances exactes joue donc un double rôle, au titre de ces finalités : participer à la culture commune, penser et agir de façon responsable. Il est alors cohérent qu'en termes de choix didactique, l'essentiel de l'enseignement consiste en résultats de l'histoire et de la géographie savantes (quoique sérieusement recomposés), et que l'essentiel des méthodes vise à transmettre ces connaissances aux élèves. Les finalités critiques n'appellent pas ici des formes didactiques spécifiques : elles sont censées être les filles naturelles d'un savoir fiable et solide. Pour enseigner des connaissances factuelles , le cours magistral constitue la forme la plus adaptée à un enseignement de masse.

 

Annie Bruter propose d'appeler « paradigme pédagogique » « un ensemble de pratiques enseignantes articulées autour de finalités durables : un modèle pédagogique fondant une tradition d'enseignement » (Bruter, 1997, p.38). Nous proposons de voir un paradigme pédagogique « positiviste »[7 dans le modèle d'un enseignement censé transmettre la vérité en suscitant une adhésion à cette vérité grâce à la reconnaissance de l'autorité du maître et des documents sur lesquels il s'appuie, modèle d'interaction maître / élèves / savoirs, qui tient compte de la spécificité du modèle disciplinaire (la vérité c'est à la fois la vérité scientifique des résultats et celle de la réalité du monde ; l'adhésion à l'autorité c'est à la fois la recherche d'un consensus et le refus du politique, source de fracture possible). Ce paradigme occulte les autres vecteurs de construction d'une identité politique et sociale, que sont les mythes, l'imaginaire, l'affectif, les valeurs non consubstantielles à la science. Il ne saurait être question de dire qu'un tel enseignement est exempt de mythologie ou de valorisation (qu'on se réfère, par exemple, à toutes les études sur le nationalisme qui l'imprègne), mais valeurs et mythes se masquent de l'apparence scientifique. Nous tenons que c'est la prégnance de ce paradigme pédagogique qui rendrait compte du fonctionnement de l'enseignement de l'Europe tel que nous l'avons observé.

 

Mais si le but est de faire réfléchir les élèves, de les amener à se poser des questions, à mettre en doute leurs représentations initiales et leurs certitudes, à se positionner comme acteurs, alors cela signifie une autre définition des finalités de l'enseignement, et partant d'autres formes d'enseignement et d'apprentissage ; bref cela exigerait le passage à un autre paradigme pédagogique, à un autre modèle de l'interaction didactique, sans doute à un autre modèle disciplinaire : une révolution pédagogique ou didactique.

 

 

 

NOTAS

1. Les programmes français sont parmi les plus anciens à avoir introduit dans l'enseignement de l'histoire et de la géographie une ouverture sur l'histoire et sur la géographie d'autres États européens.
2. Il est douteux que les cours de langue contribuent à cette perception, au vu des exemples cités.C. Flament, Structure et dynamique des représentatins sociales, in D. Jodelet, 1989 , p. 204-219.
3. Cette recherche s'est terminée avant l'introduction systématique du débat en éducation civique et en ECJS, avant que l'accent soit mis sur l'argumentation. D'autres travaux, qui doivent débuter en 2000, nous permettront de dire si ces nouvelles injonctions font ou non évoluer les stratégies d'enseignement.
4. BAUBEROT J. , 1997, La morale laïque contre l'ordre moral, Paris, Seuil, p.329
5. En outre, l'autorité de l'enseignant repose sur sa capacité reconnue à dire le vrai, et les élèves sont sommés d'adhérer à cette autorité tout autant qu'à celle des savoirs.
6. Une recherche conduite en parallèle au département didactique des Disciplines de l'INRP (sous la direction J.Colomb) sur l'écrit et la gestion de l'hétérogénéité met en évidence qu'une classe hétérogène, en histoire géographie, est plutôt traitée dans les pratiques d'enseignement comme une classe homogène faible.
7Nous avons bien conscience que cette dénomination renvoie à l'acception commune du terme positivisme, et non à son sens philosophique ; de même les historiens parlent d'histoire « méthodique » et non positiviste ...

 

 

 

Bibliographie:
Ont été utilisés pour cette communication:
BASUYAU C., CREMIEUX C., GERIN-GRATALOUP A.-M., VILA F., 1998, "Compréhension du monde et modèles de société", INRP Contributions à l'étude de la causalité et des productions des élèves dans l'enseignement de l'histoire et de la géographie, Paris, INRP.
BRUTER A., 1997, L'histoire enseignée au grand siècle, naissance d'une pédagogie Paris, Belin
CAMILLERI C., s.d., 1995, Différence et cultures en Europe, Strasbourg, les éditions du Conseil de l'Europe
CHERVEL A., 1998, La culture scolaire. Une approche historique, Paris, Belin
DELOYE Y., 1994, Ecole et citoyenneté. L'individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses, Paris, FNSP
DUCHESNE S., 1997, Citoyenneté à la française, Paris, Presses de science Po.
LE GOFF J., 1996, L'Europe racontée aux jeunes, Paris, Le Seuil
LÉVY J., 1997, Europe, une géographie, Paris, Hachette
Vingtième siècle, n°53, février mars 1997
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Publications relatives à cette recherche
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TUTIAUX-GUILLON N., dir., (à paraître septembre 2000), L'Europe au collège et au lycée : entre objet scolaire et projet politique, Paris INRP